10 juin 2024

Carta Academica : De quoi la « diversité » dans le secteur culturel bruxellois est-elle le nom ? Par Kaoutar Boustani

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : Le label « diversité » révèle des pratiques où des artistes repérés dans des espaces « informels » sont confrontés à des abus de la part des institutions culturelles. Iels s’organisent pourtant avec les moyens du bord pour poursuivre des objectifs émancipateurs essentiels dans une ville comme Bruxelles.

 

Cette chronique a été écrite par Kaoutar Boustani Dahan, chercheuse à l’IRIS-L, l'Institut de recherche interdisciplinaire de l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et membre du CESIR — le Centre de recherches et d'interventions sociologiques de l'UCLouvain, campus Saint-Louis Bruxelles.

équipe Kaoutar

 

Soit Hélié (1), une artiste « de la diversité » repérée dans les lieux de la création artistique informelle à Bruxelles. Elle est approchée par des institutions culturelles qui souhaitent la voir se produire chez elles. Hélié va négocier une série de points (comme cela se fait habituellement entre les institutions et les artistes), mais au moment de discuter de la rémunération, ces institutions arguent qu’il s’agit d’une offre de « visibilisation de la diversité ». Avec cet argument, l’institution insinue qu’elle devra se contenter d’être visible et ne pas exiger de lien contractuel avec une rémunération.

Sur d’autres scènes bruxelloises, des institutions proposent à Hélié de performer chez elles, mais en « work in progress », c’est-à-dire en statut de « travail en cours de création ». L’idée de ce statut est de permettre à l’artiste de peaufiner son œuvre avant de proposer au public le format final. Comme une sorte de stade de la création pas encore rémunérable. Bien que les œuvres soient en réalité déjà finalisées, les artistes acceptent ce statut car ils savent que les opportunités s’ouvrent avec les passages par les institutions. Sauf qu’à un moment donné, Hélié se rend compte qu’elle est dans une programmation labellisée « diversité » où l’ensemble des artistes sont recrutés en « work in progress »… et inscrite dans le rapport d’activité comme initiative de valorisation des artistes sous-représentés.

Enfin, dans une dernière situation, Hélié et son collectif sont contactés par les responsables d’une institution après que ceux-ci aient visualisé les productions du collectif qui circulent sur les réseaux sociaux. (Il s’agit essentiellement de créations audiovisuelles, souvent créées dans le cadre de leurs activités en tant que travailleurs sociaux) (2). L’institution propose de leur « offrir » un espace de diffusion à mobiliser à leur guise, sous forme de mini-festivals, avec de modestes moyens matériels et enveloppes pour les caterings. On se retrouve alors dans un schéma de sous-traitance gratuite du travail de programmation artistique par des collectifs précaires organisés en sous-communs (3), qui eux apportent un réseau réunissant un public important très diversifié, fort convoité par les institutions culturelles bruxelloises.

À quoi bon dans ces conditions ?

Malgré ces réalités, ces sous-communs ont la particularité de davantage s’organiser pour faire exister des expressions artistiques et culturelles que pour créer de l’emploi ou faire évoluer les statuts personnels. Cette organisation autour de ce besoin répond à des fonctions sociales essentielles que les acteurs considèrent comme étant fondamentales à l’organisation de la société. Raison pour laquelle ils s’attachent à ces pratiques. Il s’agit entre autres de :

– Créer des espaces d’expression artistico-politique où les acteurs se voient à l’écran et dans les œuvres, se racontent selon leurs propres récits et imaginaires émancipateurs. En effet, lorsque nous assistons à leurs projections et expositions, il est interpellant de constater le décalage qui existe entre les récits SUR eux et les récits produits PAR eux lorsqu’ils travaillent librement : ces derniers dénoncent les injonctions qui leur sont faites de travailler sur leurs traumas, leurs conditions sociales, leurs colères, leurs intimités familiales, alors qu’iels préfèrent se projeter dans des univers qu’iels considèrent artistiquement plus émancipateurs dans une logique infrapolitique. (4)

– Mobiliser la culture dans le travail social comme un élément fondamental à l’émancipation personnelle, sociale et socio-économique (5). Une partie importante d’entre elleux sont engagés dans des ASBL qui effectuent du travail social (6), comme la lutte contre l’échec scolaire, l’encadrement des jeunes ou encore l’insertion socioprofessionnelle. Cette approche s’est vue consolidée ces dernières années par des agents comme Actiris qui ont financé certains projets d’insertion professionnelle portés par ces ASBL.

– Faire rencontrer des publics qui n’ont pas l’habitude de fréquenter les institutions culturelles, avec les lieux d’expressions artistiques de renom, comme démarche d’empouvoirement – droit d’accès aux espaces de développement des imaginaires. Cet aspect vient aussi contraster avec le constat selon lequel les politiques d’inclusion mises en place par l’institution culturelle ne fonctionnent pas. La mise en œuvre des logiques d’inclusion est beaucoup plus complexe et doit dépasser la dimension quantitative du taux de fréquentation de la culture instituée dont se satisfont les différents rapports (7). Ce point permet aussi de jauger la demande de ce type de produits culturels : les festivals, programmations, et autres expositions produites à partir de ces sous-communs font salle comble. Mais à quel prix… ?

Dès le départ le secteur non marchand à Bruxelles – fruit du contrat social dans un contexte d’État providence (8), et qui représente un important gisement d’emplois – servira à employer des profils massivement discriminés ailleurs à partir des années 1990. Ils se verront confier des tâches dans lesquelles l’État faillit. Certains analystes parlent de confier à ces publics leur propre destinée (9). S’en sont suivies les périodes de crises économiques avec de nombreux débats sur la pertinence du développement de ce secteur compte tenu de l’évaluation de la situation : les discriminations et la précarité continuent de plomber l’ascenseur social. Face au constat selon lequel les engagements sont sclérosés dans des volontés politiques au mieux inadaptées et au pire clientélistes, une partie de ces travailleur.euse.s – issus des immigrations – ont créé leurs propres associations, avec des objectifs et méthodes qu’iels considèrent plus en phase avec ce qu’iels connaissent du terrain. Du « commun associatif », destiné à garantir un accès égalitaire aux services publics et à la protection sociale, sont nés ces sous-communs.

Entre débrouille financière et imbroglio institutionnel, la lutte pour l’accès à la culture

Sur le plan des moyens financiers, au quasi-marché qu’est devenu le secteur associatif suite à la néolibéralisation de la société, s’ajoute la mise en concurrence des associations non marchandes avec l’imposition de normes issues du secteur privé. Les projets sont sélectionnés à partir de critères d’efficacité/productivité (10). Initialement prévus pour garantir aux bénéficiaires une bonne prestation des services, ces critères sont devenus un nouveau levier discriminatoire défavorable aux sous-communs. Ces derniers ne disposent pas des réseaux, des capitaux culturels et des savoir-faire nécessaires pour passer entre les mailles de la sélection et prétendre à des financements. Plus problématique encore, ils ne trouvent pas d’échos dans les appels à projets – qui répondent à un agenda politique global, et se retrouvent obligées de faire le grand écart entre la fourniture des services dont leurs publics cibles ont besoin (c’est-à-dire ce pour quoi ils se sont constitués), et la construction d’une image d’actions attendues par les pouvoirs politiques. La combinaison de ces deux problématiques les maintient dans une grande précarité et épuise les acteurs, alors que les demandes de services sociaux émanant du public cible augmentent au fur et à mesure des crises.

À ces décentrements s’ajoute encore la particularité que ces acteurs sont coincés dans les interstices de l’organisation politique entre le socioculturel et les arts. Dans le secteur socioculturel, l’on attend d’eux qu’ils s’investissent corps et âme, bénévolement (11) et invisiblement, dans la prise en main des destinées sociales dans un monde dysfonctionnel dont ils pâtissent les premiers ; même chose dans le secteur artistique, où leur pouvoir de création est exploité pour remplir les quotas diversité à moindre coût (public-captif-cible) (12), avec très peu d’espoir qu’ils puissent un jour atteindre une reconnaissance professionnelle en tant qu’artiste.

À la veille du dépôt de la candidature bruxelloise pour devenir capitale européenne de la culture, dans un contexte où la société a besoin que les imaginaires de ses minorités/minorisé.e.s se mettent au service des transitions vers une société plus juste, nous avons estimé opportun d’éclairer la réalité socio-économique de ces acteurs qui portent la paix sociale bruxelloise à bout de bras.

Toutes les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur le site Le Soir en ligne.

(1) Nom de personnage fictif qui rassemble les expériences.

(2) N’ayant pas le statut d’artiste, iels doivent travailler à côté dans d’autres secteurs. Une grande partie sont travailleur.euse.s sociaux.

(3) Les sous-communs sont des espaces de solidarité où des personnes marginalisées se rassemblent pour créer des formes alternatives de savoir et de relation sociale, etc. Ils se concentrent sur la subversion des structures dominantes, la résilience et la création de communautés autonomes. Les sous-communs sont ainsi des lieux de création collective, de partage et de transformation sociale. Harney et Moten. Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire. Editions Brooks. 2022.

(4) Scott, James C. « Infra-politique des groupes subalternes, Vacarme, vol. 36, no. 3, 2006, pp. 25-29.

(5) Il existe de très nombreuses études qui font le lien entre la réussite scolaire/socio-professionnelle et l’accès à la culture, mais les acteurs que nous connaissons font surtout référence à leur propre parcours pour expliquer qu’ils procèdent ainsi.

(6) Voir note de bas de page 2.

(7) Baromètre de la diversité culturelle dans les institutions culturelles bruxelloises » (2022-2023) – Observatoire des Politiques Culturelles ; Premier rapport intermédiaire Brussels2030 à destination du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale.

(8) Pour une historicisation développée, nous renvoyons au dossier de Céline Romainville « Démocratie culturelle démocratisation de la culture – Premier panorama de leurs usages dans la littérature francophone relative aux politiques culturelles (1960-2010) ». Repères n°4-5 Démocratie culturelle et démocratisation de la culture. Juin 2014.

(9) Hugues Dumont cité par Céline Romainville ad ibidem.

Nyssens, Marthe. L’émergence des quasi-marchés : une mise à l’épreuve des relations pouvoirs publics-associations. Les Politiques Sociales 2015/1 (n°1-2), p32 à 51 ; Edition Service Social dans le Monde. 2015.

(10) Simonet, Maud. « Chapitre 11 – Le monde associatif : entre travail et engagement », Norbert Alter éd., Sociologie du monde du travail. Presses Universitaires de France, 2012, pp. 195-212.

(11) Simonet, Maud. « L’exploitation des bénévoles ? Des questions de l’enquête au questionnement des catégories », Sociologie, vol. 12, no. 4, 2021, pp. 411-418.

(12) Mahy, Christine. « La mise en œuvre du droit de participer à la vie culturelle dans les politiques sociales ». 20 ans de culture et de culture et démocratie. Actes des deux journées d’anniversaire de l’association. Les cahiers de culture et démocratie. Cahier 5. 2013.